J’ajouterais, à propos du texte de Rothko, que peindre, ce n’est pas non plus tenter de se construire soi-même. Qu’il s’agisse de peinture ou d’un autre art, tant qu’il y a cette quête de soi, de quelque façon que ce soit, l’art est instrumentalisé pour autre chose que la fin qu’il devrait avoir, à mon avis : être le trait d’union entre le monde et moi. Ou plutôt faire apparaître le monde sous mes yeux dans la lumière des premières fois. J’y inclus la musique et l’abstraction – qui est musique des formes – en ce qu’elles font apparaître comme un phénomène ce « chant intérieur » qui est le mien, qu’elles me le donnent comme surgissement de mon appartenance au monde. Il va sans dire que le « chant intérieur » dont je parle n’a rien à voir avec l’ego, avec la personnalité, avec la sensibilité individuelle. Il s’agit plutôt de cet espèce de bruissement qui dans le silence persiste en nous, ce murmure propre à ceux de notre espèce, à chacun et à tous, et auquel la musique donne voix comme un écho.
Faire de l’art, c’est textuellement être au monde. C’est y désigner sa propre place. En dehors des jouissances intellectuelles et esthétiques, c’est une joie très profonde qu’on peut atteindre là. Une joie presque douloureuse et dont souvent nous ne sommes pas plus capables que de celle dont je parle à propos de l’amour. Car notre ego ne se contente souvent que du plaisir de se mirer dans ce qu’il produit ou de se rassurer sur sa qualité dans les plaisirs les plus balisés de l’esprit.
C’est pourquoi je répète que l’artiste doit être derrière son œuvre, pas devant. Et que le style en art devrait être d’abord le fruit de tout ce qu’on a choisi de ne pas faire.